La Bataille des Vosges (1944) – Première partie
– La conquête du massif vosgien marque le début de la campagne d’Alsace de l’hiver 1944. Alors que la IIIrd Army de Patton a libéré Nancy et marque une pause dans sa difficile opération pour prendre Metz, le VIth Allied Army Group du General Jacob L. Devers déclenche une offensive hivernale pour franchir les Vosges, véritable bastion naturel important au niveau stratégique, étant donné qu’il protège l’accès à la plaine d’Alsace, donc au Rhin. La percée dans les Vosges va être effectuée par une coopération entre la VIIth US Army du General Alexander M. Patch et la Ire Armée française du Général Jean de Lattre de Tassigny.
1 – PLANS ET FORCES
– Le dispositif de la Ire Armée française s’étend des abords de Remiremont et sur la Moselotte dans le sud du département des Vosges, jusqu’à la région de Lure en Haute-Saône. Le dispositif de Patch s’étend quant à lui du nord de Remiremont jusqu’au sud de Lunéville, à l’est de la Moselle. Les Américains seront chargés d’un assaut dans la région de Ramberviller, Saint-Dié et Bruyères par une poussée orientée sud-ouest – nord-est. Quant à la Ire Armée française, elle forcera les Vosges Saônnoises (sud du massif) et la Trouée de Belfort entre le Jura et le massif vosgien afin de pénétrer en Haute-Alsace. Notons entre autre, que Jacob L. Devers joue le rôle du coordinateur des offensives américaines et françaises, maintenant une autonomie opérationnelle en faveur de Jean de Lattre et d’Alexander M. Patch.
1 – La Ire Armée Française
– Le 17 septembre 1944, le Général de Lattre donne ses directives pour la percée : « Pénétrer en Haute-Alsace en évitant, s’il est encore possible, l’attaque de vive force du camp retranché de Belfort, et, au cas où le degré de résistance ennemie ne le permettrait plus, préparer au moins la réduction de la place par le débordement nord et sud de la défense. Dans ce but, tout en se couvrant face à Belfort : 1 – Au Sud, chercher à atteindre Mulhouse par Delle, tout en réalisant au minimum le débordement de la place par rupture au dispositif au sud du Doubs. 2 – Au Nord, chercher à atteindre Cernay et Mulhouse par les routes de Bussang, du Ballon d’Alsace et de Giromagny. Et en cas d’impossibilité, réaliser au minimum, le débordement immédiat de la place par Giromagny et Etueffont ».
– Au nord-ouest, afin de maintenir la jonction avec la VIIth Army de Patch, le IInd Corps d’Armée de Monsabert devra livrer de très durs combats en direction de Gérardmer et sur la Route des Crêtes entre le Hohneck et le Schweisselwasen. Un groupement placé sous le commandement du Général Jean Touzet du Vigier doit assurer la flanc-garde au sud du Groupement Guillaume en prenant Le Thillot, les Cols de Bussang et d’Oderen qui ouvrent la route de la Vallée de la Thur.
– La Ire Armée se scinde entre le Ier Corps d’Armée du Général Antoine Béthouart (3e Division d’Infanterie Algérienne du Général Augustin Guillaume, 9e Division d’Infanterie du Général Joseph Magnan, 5e Division Blindée du Général Henri de Vernejoul et Groupement des Tabors du Maroc du Colonel Emile Hogard) et le IInd Corps d’Armée du Général Joseph de Goislard de Montsabert (1re Division de Marche d’Infanterie/DFL de Diego Charles Brosset , 2nde Division d’Infanterie Marocaine de Dody et 1re DB « Saint Louis » de Jean Touzet du Vigier). Les parachutistes du 1er Régiment de Chasseurs Parachutistes (RCP) du Lieutenant-Colonel Jacques Faure sera déployé directement au sein de la 1re DB. La 4e Division Marocaine de Montagne de François Sevez est placée en réserve, de même que le Corps Franc Pommiès (FFI incorporés), la Brigade de Commandos du Colonel Gambiez (Chocs, Afrique, Janson de Sailly).
– Concernant la question des effectifs, de Lattre de Tassigny peut compter sur 260 000 hommes (combattants, génie, logistique et intendance compris) et femmes (services auxiliaires) de ses unités régulières. Mais avec la Libération, l’Armée a recruté des FFI. Si une partie des unités de l’Intérieur ont été formées relativement sérieusement par des officiers d’active en Zone Libre, toute une autre est composée d’éléments sans grande expérience, entrés dans le métier des armes à l’été 1944 qu’il faut absolument former au maniement des armes, à la tactique et à la manœuvre. C’est notamment le cas du Bataillon Janson de Sailly du Commandant de Guyancourt, instruit sous la férule d’officiers du Bataillon de Choc. Le 23 septembre 1944, le Général Koenig signe une directive enjoignant aux FFI de s’engager dans les unités françaises combattantes qui se trouvent dans leur secteur. C’est le cas du Corps Franc Pommiès, dont le noyau dur a été formé dans le Sud-Ouest par le Commandant André Pommiès. C’est aussi le cas de l’unité formée par le Commandant Berger, nom d’emprunt d’André Malraux et de celle du Colonel communiste Pierre Georges dit « Fabien ». Au total, c’est 75 000 FFI qui acceptent de s’engager, les autres acceptant d’être désarmés. En dépit de leur inexpérience, leur arrivée est la bienvenue et va contribuer au « blanchiment » de la Ire Armée française. En fait, il faut remplacer beaucoup de Tirailleurs Africains de la 1re DMI (DFL) de Brosset et de la 9e DIC de Magnan. Si ces hommes se sont bien battus en Italie, sur l’Île d’Elbe et en Provence, ils commencent à souffrir du mauvais temps, de l’humidité et du froid de l’est de la France. Du coup, ils sont envoyés se rétablir dans le Midi et sont remplacés par des Français de Métropole.
– Toutefois, la Ire Armée souffre de sérieux problèmes de ravitaillement depuis sa remontée de la Vallée du Rhône, la Grande Unité dépendant des dépôts situés entre Lyon et Besançon, voire même de Marseille et de la Provence pour le carburant. C’est pourquoi durant l’automne, le Génie américain et français s’efforce de remettre en état les voies ferrées entre Marseille et Baumes-les-Dames. Il faut aussi aménager toute une partie du réseau routier français. Concernant le ravitaillement, une dure rivalité éclate entre Brosset et l’état-major du « Roi Jean » dirigé par Jean-Etienne Valluy. L’état-major de Brosset – sur lequel règne l’efficace Commandant Bernard Saint-Hillier – fait des pieds et des mains pour réclamer du ravitaillement et des armes pour les « vieux » FFL. Pour toute réponse, les services logistiques de la DFL se font expulser de leurs dépôts de Châlons-s/-Saône et d’Autun2.
– Venons-en là à un aspect bien moins connu de l’histoire de la Ire Armée Française, les rivalités et querelles entre la 1re DMI/DFL et le reste de l’Armée Française. Comme l’explique très bien J-Ch. Notin, la Division commandée par Brosset est formée des premiers Français Libres et les cadres de la Division – Brosset lui-même, Saint-Hillier son CEM, le Colonel Pierre Garbay et Gabriel Brunet de Séraigné « patron » de la 13e DBLE depuis el-Alamein – veillent jalousement sur le cénacle des premiers Français Libres et regardent leurs collègues de l’ancienne Armée d’Afrique comme d’anciens généraux obéissant d’abord à Pétain. Saint-Hillier fait aussi noter qu’un membre de l’état-major de de Lattre n’est autre qu’un ancien attaché militaire à Sofia qui fournissait des renseignements aux Allemands contre les FFL. La cohabitation avec l’état-major de la Ire Armée est particulièrement difficile, Brosset et Saint-Hillier ne pouvant s’entendre avec Valluy. Brosset éprouve aussi une rancœur toute particulière envers de Lattre qu’il accuse de « voler » les mérites de sa division dans la presse et auprès du public, en faveur des Divisions d’Afrique. Et que dire de la relation avec le commandant du IInd Corps d’Armée, Joseph de Goislard de Monsabert ! Brocardé bien souvent par les officiers de la DFL pour un prétendu manque d’allant, Monsabert est accusé de favoriser la sauvegarde de « sa » 3e DIA qu’il avait commandée au Monte Cassino3. Et nous viendrons plus tard à parler de la relation particulièrement mauvaise entre de Lattre et Leclerc.
2 – Les Américains
– La VIIth Army du General Alexander M. Patch a été « aspiré » vers le nord et le long de la Moselle afin de « coller » au flanc droit de Patton.
Pour davantage de cohérence, Patton a cédé à Patch le XVth Coprs de Wade H. Haislip qui s’est solidement établi entre la Moselle et la Vesouze. Grâce à la 2e DB de Leclerc, Haislip contrôle une ligne entre Lunéville et Baccarat. La ville capitale française du cristal est en outre un important nœud routier qui permet aux Américains de consolider leurs lignes et les place en vue des contreforts du Massif vosgien. La VIIth Army compte donc le XVth Corps (2e DB Française ; 44th et 79th Infantry Divisions) et le VIth Army Corps d’Edward H. Brooks (qui a remplacé Lucian K. Truscott assigné à un autre commandement). Brooks a notamment commandé la 2nd Armored Division « Hell on Wheels » en Normandie lors de la Percée d’Avranches. Le VIth Corps compte ainsi les divisions expérimentées d’Italie et de Provence 3rd « Rock of the Marne » (Jack O’Daniel), 36th « Lone Star »/« Texas » (John E. Dahlquist) qui avait beaucoup souffert sur le Rapido en Italie, 45th « Thunderbird » (William W. Eagles), ainsi que les 100th et 103rd Infantry Divisions récemment arrivées en France (commandées respectivement par Withers A. Burress et Charles C. Haffner Jr.). Notons – et cela aura son importance sur la suite des opérations – que la 36th Infantry Division de Dahlquist a reçu le renfort du 100/442th Regimental Combat Team du Colonel Virgil R. Miller, formée de soldats appelés « AJA » (pour American of Japanese Ancestors) appelés aussi « Nisei ». Recrutés à Hawai ou dans les camps d’internement de citoyens d’origine japonaise, le 100/442nd RCT compte de soldats qui se sont distingués lors de la bataille du Monte Cassino (issu du 100th Battalion « Nisei ») et d’autre recrues formées à Camp Shelby. L’unité a débarqué à Marseille le 30 septembe, avant de rejoindre un camp près de Vesoul.
– Patch décide d’engager deux corps d’armées dans une poussée dans le massif vosgiens. Au XVth de Haislip revient la tâche de percer la Trouée de Saverne et de capturer Sarrebourg. Les trois divisions de Haislip doivent s’élancer sur la ligne entre Embermesnil et Grandvillers. Quant au VIth Corps, il doit pousser depuis la ligne Rambervillers – Grandvillers – Le Tholy pour ensuite atteindre la N-415 et la Meurthe. Il devra ensuite forcer les portes de l’Aslace que sont Raon-l’Etape au nord, Saint-Dié au centre (via la Passe du Haut-Jacques), Saint-Léonard et Saulcy.
Pour les soldats de Brooks, le terrain à franchir s’annonce particulièrement difficile car ils devront forcer le cours est de la Volonge entre Gerardmer et Laval (sud) et le cours de la Morgagne (nord) pour nettoyer la Forêt Domaniale de Champ et la zone comprise entre la Volonge et la Neune.
– Prévu pour être déclenché le 14 octobre, plan conjoint de Patch et Brooks se scinde comme suit : Au sud, les « Dogface soldiers » de la très bonne 3rd Infantry Division « Rock of the Marne »4 de John « Iron Mike » O’Daniel doivent progresser entre le cours supérieur de la Vologne et la N-417 pour rejeter les Allemands au-delà de la Vologne, puis au-delà de la Neune et de la D-8 qui relie Gerardmer à Saint-Dié. . Au centre, la 36th Infantry Division de John E. Dahlquist doit forcer le passage entre la D-44 (rive droite de la Vologne) et la N-420 pour forcer le passage sur la D-50 à Bruyères, avant de nettoyer la Forêt de Champ entre la D-50 et la D-31 qui borde la Neune puis le Taintrux en remontant vers le nord-est, sur la partie sud de la Passe du Haut-Jacques. Enfin, la la 45th Infantry Division d’Eagles doivent forcer le passage sur la D-50 sur la ligne Rambervillers – Autry -Brouvelieures, pour ensuite nettoyer la partie nord de la Forêt de Champ dans le délimité par Rambervillers, les N-59A et N-424, Raon-l’Etape, la Meurthe, Saint-Dié et la N-420. Pour cette mission, elle devra nettoyer les villes et villages de Brouvelieures (à la jointure du dispositif de la 36th Division), des Rouges-Eaux, de la Bourgonce, ainsi que le Bois Magdeleine au nord de la Passe du Haut-Jacques.
3 – Les Allemands
– Du côté allemand, le Haut-Commandement prend la menace au sérieux, étant donné que le Vaterland est à portée de canon des Alliés. Défendu par la 19. Armee de Friedrich Wiese, le massif vosgien a reçu des renforts, parmi lesquels des jeunes engagés de seize ans, de même que des Alsaciens et Lorrains. Si plusieurs de ses unités sont correctement dotées en armes (Panzer), d’autres manquent d’équipements, d’armes, de formation et n’ont pas un moral très haut. Toutefois, les Allemands ont un avantage sur leurs adversaires, leurs troupes de renforts sont fraîches, reposées et approvisionnées, alors que Français et Coloniaux ont les combats de Provence comme la remontée de la Vallée du Rhône dans les bottes. En outre, plusieurs divisions américaines récemment arrivées n’ont pas l’expérience du combat. Ceci dit, Wiese commande à trois Korps ; le IV. Luftwaffe-Feld Korps du General der Flieger Gerhard Hoffmann (maintenu en réserve), le LXIII. Armee-Korps du Generalleutnant Ernest Dehner (flanc sud ; 159., 189. et 338. Gren.Divn) et le LXIV. AK du General der Infanterie Otto Lasch – qui sera vite remplacé par le General der Infanterie Hellmuth Thumm – (198. et 716. Gren.Divn). La 30. SS-Freiwilligen-Grenadier-Division « Weiss-Russischen Nr. 1 » du SS-Brigadeführer Hans Siegling est aussi envoyée sur le front des Vosges, au Valdahon. Formation levée en 1944 avec d’anciens soldats soviétiques, elle n’est toutefois pas une unité d’élite, loin de là. On voit même des soldats russes tuer leurs officiers allemands et passer aux Français. C’est aussi le cas d’un bataillon de 650 Ukrainiens qui passe à la Division de la France Libre de Brosset et vient renforcer les effectifs de la 13e DBLE1. Von Wiese reçoit aussi le renfort de la 16. Volks-Grenadier-Division, de la 106. Panzer-Brigade « Feldherrnhalle », des restes de la 21. Panzer-Division, de la 11. PzDiv (l’unité alors la mieux dotée et la plus aguerrie), ainsi que de Bataillons de pontonniers, de forteresse (Festrung), d’artillerie et antichars. Enfin, les anciennes positions des Crêtes âprement disputées entre 1914-1918, ont elles aussi réaménagées.
– Pour reprendre les mots de Vincent Bernard, le 5 septembre, Adolf Hitler ordonne à von Rundstedt et Hermann Balck (commandant du Groupe d’Armées G qui défend la Lorraine et les Vosges) de « tenir coûte que coûte le massif vosgien. Y entreprendre des travaux de fortification permettant à la Wehrmacht de s’y maintenir jusqu’au printemps ». Hitler envisage alors de tenir les alliés en échec avant de relancer une nouvelle contre-attaque qu’il espère victorieuse. Grâce à une retraite effectuée rapidement, von Wiese a pu s’établir sur un front de 125 km comptant plusieurs lignes, s’articulant entre le Ballon d’Alsace et le Ballon de Servance. Les positions de la 19. Armee couvrent les villes de Rambervillers, Le Thillot, Ronchamp, Mignavillers, Onans, Longevilles, Vermondans, Pont-de-Roide, Roches-lès-Blamont, Saint-Dié, Le Thillot, Saulont, Arcey, Sainte-Marie et Voujeaucourt. La position de Belfort comprend une ligne intermédiaire qui va de Giromagny à Fêche-l’Eglise, en passant par Le Salbert), ainsi qu’une ligne de sécurité Rougemont-le-Château – Leval – Valdieu – Donnemaire – Seppois).
– Rassemblant les éléments de l’Organisation Todt dont ils disposent, comme 100 000 civils lorrains et alsaciens, les Allemands mènent une campagne de travaux de fortifications des villes et villages qui occupent les vallées vosgiennes. Leur but est de transformer chaque zone habitée en forteresse afin d’y épuiser les Alliés, chacune devant être garnie d’une garnison bien dotée en armés collectives et soutenue en arrière par des batteries d’artillerie. Les travaux sont poussés activement et dans de cours délais : abris, champs de mines, fossés antichars, nids de mitrailleuses, postes de canons (antichars, DCA, campagne) et de mortiers… Ce procédé défensif a fait ses preuves au détriment des forces de Patton sur la Moselle aux mois de septembre et d’octobre.
[Suite]
1 Cet épisode est rapporté par Jean-Christophe Notin d’après les carnets du Commandant Bernard Saint-Hillier (« Le Général Saint-Hillier », Perrin). Saint-Hillier et Gabriel Brunet de Séraigné (patron de la « 13 ») refuseront catégoriquement de remettre les Ukrainiens aux Soviétiques une première fois. Mais des envoyés de l’Armée Rouge revinrent à la fin de la guerre et ramenèrent les malheureux en URSS. On ne peut que supputer sur leur sort…
2 NOTIN Jean-Christophe : Le Général Saint-Hillier, Perrin
3 NOTIN J-Ch, Op.cit.
4 Surnom qui lui a été donné après la Seconde Bataille de la Marne en 1918 durant laquelle elle était sous commandement français.