Tout d’abord, comme nous l’avons montré dans l’article consacré aux fantassins britanniques publié en mars, la mobilisation en Grande-Bretagne sera de toute autre nature qu’en France, en Allemagne ou en Russie. Cela pour deux raisons principales ; premièrement, l’opinion et les Cabinets Campbell-Bannermann et Asquith ne sont pas favorables à une intervention sur le continent – mais le second y sera forcé. D’autre part, un plan de mobilisation et de transport de l’Armée britannique avait déjà été prévu dès 1906 mais pour une nation fonctionnant sans conscription a contrario des autres pays belligérants du Continent.
A – MOBILISATION DES EFFECTIFS
– Avec la signature de l’Entente Cordiale en 1904, l’Armée Britannique et son homoloque française sont alors appelées à converser en prévision d’une confrontation face à l’Allemagne. Une lettre commune signée par Sir Edward Grey, chef du Foreign Office et Paul Cambon ambassadeur de France déclare que « les deux pays sont libres de se prêter assistance en cas de guerre ».
Inutile de préciser que les deux armées connaissent une forte différence culturelle, ne serait-ce que par le privilège donné à la Royal Navy et l’absence de conscription outre-Manche.
– En 1909, Londres décide qu’il sera question d’envoyer un corps expéditionnaire ; décision qui sera du ressort du Gouvernement en poste à cette date.
Parallèlement, les responsables du War Office et de l’Etat-Major français organisent des conversations secrètes dans lesquelles il est question du déploiement des troupes britanniques, de leur ressort de commandement et des opérations à mener communément.
– Sauf que très vite, le General Henry Wilson nommé tout juste chef du War Office fait remarquer qu’il n’y a aucun plan pour faire traverser la Manche à la « W Army » (nom de code du futur BEF).
Wilson estime alors que pour acheminer la W Army en France dans de rapides délais, il faudra avoir achevé la mobilisation des unités d’Infanterie à Jour + 4, celle des unités de cavalerie à Jour + 7 et l’artillerie à Jour + 9. Cela doit s’effectuer en Angleterre, en Ecosse mais aussi en Irlande, tout en sachant que chacune des trois armes comprend une composante d’active (Regular Army) et une composate de réserve (Territorial Army). Le système d’engagement sur volontariat prévoit une période de douze ans dans l’active en Métropole et dans les Colonies, ainsi que cinq ans dans la Réserve.
– Le 20 juillet 1911, Henry Wilson et le Général Auguste Dubail signent un mémorandum commun détaillant les séquences d’envoi de 6 Divsisions d’Infanterie et 1 Division de Cavalerie en France, soit 150 000 hommes et 67 000 chevaux, soit quasiment toute l’Armée de Terre britannique, active et réserve comprises. Pour le transport des troupes en France, Wilson fait aussi préparer un plan de réquisition d’automobiles et de bus.
Chaque division d’infanterie britannique compte 18 000 hommes répartis en 3 Brigades* à 4 bataillons chacune. Près de 70 % des soldats et officiers d’une division sont dans l’Infanterie (12 000), un peu plus de 20 % dans l’Artillerie (4 000) et un peu moins de 10 % dans les unités auxiliaires (Génie, Transmissions, approvisionnement, etc.). L’armement lourd comprend 24 mitrailleuses Vickers et 76 canons de campagne.
Le mémorandu prévoit alors de débarquer ces sept divisions dans les ports de Boulogne, de du Havre et du Rouen entre Jour + 4 et Jour + 12 après mobilisation. Le Havre peut accueillir 30 navires britanniques par jour, contre 20 pour Rouen et 11 pour Boulogne.
Après le débarquement dans les ports, le corps expéditionnaire devra se concentrer dans la région de Maubeuge.
– Bien entendu, le War Office prévoit de mobiliser les forces des colonies, principalement d’India Army dont l’ensemble des effectifs représente près de deux tiers des forces armées de l’Empire. Mais les Divisions qui seront levées en Inde arriveront plusieurs semaines après le Corps Expéditionnaire en raison des distances et du temps de transport naval.
– Enfin, point important qui a fait l’objet de débat, la mobilisation britannique doit avoir lieu le même jour que celle en France.
B – PLAN DE TRANSPORT ET CONCENTRATION DU BEF EN FRANCE
– Sous la conduite de Wilson et de quinze officiers, les travaux de planification du transport du BEF en France ont pris près de huit ans pour être avalisés en 1913, en dépit des partisans du « splendide isolement ».
– Wilson prévoit d’opérer la concentration des 7 premières divisions dans les ports grâce au concours de 1 800 trains, ce qui implique une étroite coopération avec la Compagnie des chemins de fer.
Cette phase achevée, il faudra procéder au transport par mer, ce qui nécessite un arrangement avec l’Amirauté ; ce à quoi ont aussi travaillé Fisher et Churchill.
Il est donc prévu de privilégier les ports de Southampton, Cork, Dublin, Belfast, Newhaven (matériel) et Liverpool (nourriture). Il est prévu que 13 navires de transport quittent chaque port par jour.
– Reste la question du débarquement. Le Mémorandum Wilson-Dubail prévoit de faire partir 25 trains par jour depuis Le Havre, 15 à partir de Rouen et 20 à partir de Boulogne. Ensuite, chaque convoi doit se diriger sur Amiens, afin de procéder à la concentration progressive du BEF. Problème, Amiens est aussi un carrefour de transit de plusieurs régiments français et la noria britannique n’ira pas sans poser de sérieux problèmes d’embouteillages.
2 – LA DÉCISION POLITIQUE
– Quand éclate la crise de juillet 1914, le Gouvernement d’Herbert Asquith est d’abord préoccupé par le risque d’une rébellion loyaliste dans les six Comtés d’Ulster en Irlande en raison de l’application du projet de Home Rule, plus libéral qu profit d’une plus grande autonomie politique des Catholiques du Sud. Farouchement opposé à ce projet, Rudyard Kippling (dont le fils sera tué dans les Irish Guards à Loos en 1915) ironise même en parlant de Rome Rule. Londres ne se sent donc guère concerné par la tension entre Vienne et Belgrade. A ce titre, Sir Edward Grey Ministre des Affaires étrangères se méfie grandement des Serbes protégés des Russes et milite pour une non-intervention dans les Balkans. D’ailleurs, l’Amirauté s’apprête à livrer deux cuirassés Dreadnoughts à l’Empire Ottoman avec lequel Londres veut garder de bons rapports pour l’accès aux Détroits.
– Mais comme le dit Gérard Hocmard, Grey va très vite se retrouver prisonnier de ses contradictions ; à savoir tenter de maintenir la Grande-Bretagne au-dehors des potentiels conflits européens et à l’inverse ; tenir les engagements pris avec Paris et Saint-Pétersbourg en vertu des différents traités ayant forgé la Triple-Entente.
– Quand survient l’attentat de Sarajevo, le Gouvernement d’Asquith est frappé de stuppeur, ce qui n’est pas le cas de l’opinion. Il suffit de reprendre les mots d’Agatha Christie alors jeune étudiante qui évoquait « un coup de feu dans un pays lointain ».
Mais Asquith et Grey sont peu informés de ce qui se passe dans les Balkans. Le 8 juillet, Edward Grey reçoit l’Ambassadeur russe qui l’informe de la situation. Grey estime alors que le Gouvernement serbe ne peut être tenu responsable des agissements de « La Main Noire », ce qui ne signifie pas pour autant que Londres soutiendra militairement Saint-Pétersbourg, loin de là.
– Grey adresse un télégramme à l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Vienne pour lui indiquer l’opinion du Foreign Office sur la situation : toute intervention militaire autrichienne en Serbie entraînera inexorablement une réaction de la Russie. Mais lorsque Vienne adresse son ultimatum à Belgrade, Londres ne réagit pas, même si Grey estime qu’il s’agit-là « du document le plus redoutable qu’il ait jamais vu adressé à un Etat indépendant ».
Sur une proposition du jeune First Sea Lord (Premier Lord de l’Amirauté) Winston Churchill, le Cabinet place la Home Fleet en alerte en Mer du Nord et dans la Manche afin de prévenir de toute menace navale allemande. Il faut dire que si la Royal Navy reste une machine de guerre redoutable grâce au programme de modernisation lancé par Lord John Fisher of Kilverstone (influencé par les théories novatrices de Sir Julian Corbett et soutenu par l’Opinion), elle est concurrencée en matière technique par la jeune Kriegsmarine allemande.
– Le 27 juillet, lors de la réunion du Cabinet, Grey pose la question de savoir si la Grande-Bretagne devait porter assistance à la France au cas où l’Allemagne attaquait le pays allié depuis 1904. La question du chef du Foreign Office provoque une levée de boucliers marquée par la menace de démission de certains des membres. Cela trahit bien un manque de volonté interventionniste vis-à-vis de l’Empire de Guillaume II. Et cette opinion est largement répandue dans la presse outre-Manche, à l’exception notable du Times.
– Mais il reste un point qui inquiète Londres ; la neutralité belge. Depuis 1839, la Grande-Bretagne et l’Allemagne sont garantes de la neutralité belge. Grey évoque alors nettement l’idée d’une intervention en faveur de la Belgique si celle-ci est menacée par l’Armée allemande. Sauf que le Cabinet penche encore pour la non-intervention si les Allemands ne viennent à menacer qu’une seule partie de la Belgique.
Toutefois, sans en référer à Asquith et aux autres membres du Cabinet, Grey stipule (au conditionnel) à l’Ambassadeur allemand à Londres qu’en cas de conflit entre l’Allemagne et la France, « la Grande-Bretagne pourrait trouver nécesaire d’intervenir ». Le jour même, dans une déclaration forte en incohérence, traduisant l’hésitation dans laquelle il se trouve, Edward Grey indique à Paul Cambon (l’ambassadeur de France) que « la France s’est laissée entraînée dans une affaire qui ne concernait pas la Grande-Bretagne ».
– Seulement, tout s’accélère à partir du 30 juillet. Apprenant que la Russie mobilise, Grey fait savoir que la Grande-Bretagne restera neutre si le conflit se limite entre l’Allemagne et la Russie. Mais lorsqu’il reçoit un télégramme de Bethmann-Hollwegg stipulant que l’Allemagne n’annexera aucun territoire français si les Britanniques maintiennent leur neutralité. Le chef du Foreign Office lui fait répondre que c’est hors de question.
– Le 1er août, Londres apprend que Guillaume II vient de décréter la mobilisation générale contre la Russie, tout en maintenant l’ultimatum à la France. Le Gouvernement Viviani fait alors savoir à l’Hôtel de Charrost (ambassade de Grande-Bretagne) qu’il décrétera la mobilisation générale le même jour.
A Londres, Churchill obtient d’Asquith l’autorisation de mobiliser la Home Fleet pour protéger les côtes de l’Île. A ce moment, la presse britannique se convertit à l’idée d’une intervention face au danger allemande. Sauf que le Général Wilson tente de rassurer les Conservateurs en leur indiquant que la Grande-Bretagne est prête à revenir sur ses engagements nés de l’Entente Cordiale. Cette initiative provoque une violente réaction des Libéraux et même des Travaillistes qui estiment que c’est contraire au prestige national et placerait le pays dans une position de faiblesse.
– Le 2 août, le Cabinet se réunit et convient qu’une violation du territoire belge ou le bombardement des côtes françaises par l’Allemagne représentera un casus belli. Mais le même jour, Grey et Asquith apprennent que Bethmann-Hollwegg vient d’adresser un ultimatum à la Belgique. Cette-fois, les Britanniques ne peuvent plus reculer. Le 3 août, Cabinet décrète alors la mobilisation générale et ordonne au War Office d’opérer le transport de la British Expeditionnary Force (BEF). Celui-ci est placé sous les ordres du Général John French.
– Il n’en reste pas moins que sur le plan des opérations, la Grande-Bretagne est obligée d’abandonner l’idée d’une guerre fondée sur la marine et se trouve embarquée dans un conflit terrestre pour lequel elle ne s’est pas préparée.
3 – L’APPEL AUX VOLONTAIRES
– Peu après la mobilisation, Asquith nomme alors Lord Hebert Horatio Kitchener Ministre de la Guerre. Afin de palier au manque d’effectifs, Kitchener décide de faire appel aux volontaires en Métropole, comme dans les Dominions. C’est dans ce cadre qu’est placardée la fameuse affiche où Kitchener figure avec le fameux mot d’ordre : « Britons. I wants You join your Country’s Army » (voir photo au débnut de l’article). Cela impose aussi de maintenir un corset de sous-officiers et d’officiers de réserve en Métropole afin de pourvoir à l’instruction des recrues.
Il n’empêche, lorsque sont ouverts les bureaux de recrutement, on voit affluer près de 1,5 millions de volunteers enthousiastes qui vont grossir les rangs du BEF. Seulement, ils n’ont aucune expérience du feu et leur instruction devra s’opérer de manière accélérée.
– A l’annonce de la mobilisation, les Dominions répondent assez favorablement à l’appel de la Métropole. Ainsi, Andrew Fisher, chef de l’Australian Labour Party déclare : « l’Australie est prête à donner son dernier homme et son dernier shilling dans la lutte commune. » L’Australie et la Nouvelle-Zélande lèvent plusieurs dizaines de milliers de volontaires, même si dans le premier, on assiste à des réticences. Il en va de même pour le Canada ; du moins la partie anglophone car les Canadiens Français sont bien plus réticents. Et ce pour deux raisons ; d’une part ils ne ressentent aucune raison particulière de combattre pour la Couronne britannique et d’autre part, très attaché au Catholicisme, ils se méfient de la France de la IIIe République. Toutefois, les Canadiens français qui s’engagent vont former quelques Battalions. On observe aussi des réticences en Afrique du Sud en raison de la Guerre des Boers encore récente. Certains Afrikaneers refusent de combattre sous les drapeaux britanniques et vont même jusqu’à fomenter une rébellion dans le nord-est du territoire.
Enfin, notons le cas de l’Irlande. Si les loyalistes d’Ulster répondent très favorablement à l’appel de volontaires (ils formeront une division, la 36th), les Catholiques irlandais sont bien moins enthousiastes, même si un nombre non négligeable d’entre eux viennent à constituer plusieurs bataillons (Dublin, Comté de Munster…).
Pour la première fois depuis Waterloo, la Grande-Bretagne entre en guerre pour intervenir sur le Continent, dans un conflit auquel son opinion était résolument hostile, en dépit des scènes de liesse qui ont pu avoir eu lieu à Londres.
Sources :
– COTTRET Bernard : Les mondes britanniques, PUF
– HOCMARD Gérard : Les hésitations britanniques face à la crise européenne, in Nouvelle Revue d’Histoire HS N°8 « Eté 1914. Pourquoi le suicide de l’Europe ».
– La mobilisation britannique, http://www.ddata.over-blog.com