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Chroniques des Dardanelles (1915-2015) – 4

– Le 14 mars, le Lieutenant-Commander John Waterlock prend le commandement de la Flotille de dragueurs de mines qui réussit à s’approcher du champ de mines de Kephez. Malgré le danger des canons turcs, les équipages britanniques parviennent à faire monter les mines à la surface avant de les détruire avec des tirs d’armes légères.
Mais pour l’Amirauté britanniques, il devient alors évident que les Turcs disposent d’un dispositif défensif particulièrement bien fourni, avec artillerie, champs de mines et même des lance-torpilles gardant l’entrée des détroits. Et le déploiement des seuls dreadnoughts HMS « Queen Elizabeth » et « Indefatigable »  – aussi armé mais moins blindé que le premier – ne pourrait suffire. De leur côté, les Français ont décidé eux aussi d’envoyer des vaisseaux depuis Toulon sous le commandement du Contre-Amiral Emile Guépratte. Pourtant, comme le souligne le Colonel Max Schiavon (1), si cette décision enthousiaste les politiques, elle provoque le scepticisme chez d’autres. Ainsi, lorsqu’il reçoit Pierre Lotti – qui connaît très bien le Proche et Moyen-Orient – Raymond Poincarré lui souligne que « les Britanniques l’ont assuré des chances de réussite de l’opération ». Propos auquel l’écrivain voyageur rétorque qu’il serait impossible de s’emparer des détroits par une seule action navale.

Le croiseur « Suffren »

Le croiseur « Suffren »

– L’Amirauté britannique décide alors d’en finir avec l’enchaînement d’actions ponctuelles infructueuses pour lancer une action en force dans les Détroits pour les 18-19 mars. En outre, la santé déclinante de Sackville Carden pousse Churchill à le remplace par le Vice-Admiral John de Robeck. Celui-ci met alors au point un plan concentrant en deux jours les différentes étapes établies par Carden. Pour cela, le nouveau commandant de l’East Mediterranean Fleet forme trois lignes de vaisseaux chargées d’opérer successivement. Lz Ligne « A » (britannique) avec les HMS « Queen Elizabeth », « Agamemnon », « Lord Nelson », « Inflexible » ; protégés sur leurs flancs pars les HMS « Prince George » et « Triumph » a pour mission d’être engagée en première vague. La Ligne « B » a pour mission d’engager les éléments défensifs turcs en relais et pousser dans les détroits sur une distance de 8 000 yards (7,3 km). Elle est formée par les vaisseaux français de Guéprate, soit les « Suffren », « Bouvet », « Gaulois » et « Charlemagne » (un vieux cuirassé quasiment dépassé). Enfin, la Ligne « C » (britannique) doit servir de réserve tactique navale afin de combler les pertes si nécessaires. Elle compte donc les HMS « Ocean », « Irresistible », « Albion », « Vengeance », « Swiftsure » et « Majestic ».

– L’attaque doit se dérouler comme suit : tout d’abord un premier tir de barrage naval de deux heures devra saturer les batteries turques afin de permettre aux dragueurs de mines de dégager le détroit. Deuxièmement, les navires franco-britanniques devront se retirer légèrement afin d’achever la destruction des forts gardant les détroits.
Sauf que les Turcs se doutent bien des intentions alliées ; s’ils ne sont pas quasiment au courant. Ainsi, le mouilleur de mines « Nusrat » réussit à miner la Baie d’Eren Keul – et non pas l’entrée des détroits – sans être vu.

– Le mardi 18 mars à 10h30, par un temps particulièrement ensoleillé, la flotte anglo-française se présente à l’entrée du détroit des Dardanelles Si le HMS « Queen Elizabeth » est le plus moderne des navires déployés, les autres pre-dreadnoughts – notamment les HMS  « Lord Nelson » et « Agamemnon » sont dépassés. Toutefois, ils disposent d’une puissance de feu encore acceptable avec leurs pièces de 12 et 9,2 pouces et 12 livres.
La Ligne « A » avance alors dans le détroit et ouvre le feu à 11h30 précises. Mais très vite les Turcs ripostent par un concert d’obusiers cachés par les collines. Non seulement, les artilleurs de Liman von Sanders empêchent la Ligne « A » de passer mais ils lui causent d’important dommages. A 12h06, John de Robeck décide d’engager la Ligne « B » avec les navires de Guéprate (le Contre-Amiral français commandant son escadre depuis le « Suffren », commandé par le Commandant Petit-Thouars). Les « Gaulois » et « Charlemagne » passent alors le flanc droit de la Ligne « A » côté européen (Gallipoli), tandis que les « Suffren » et « Bouvet » contournent le flanc gauche en face du côté asiatique (Çanakkale).

Le Vice-Admiral John de Robeck, remplaçant de Sackville Carden à la tête de l'EMF

Le Vice-Admiral John de Robeck, remplaçant de Sackville Carden à la tête de l’EMF

– Mais lorsque les équipages français de l’aile droite engagent les forts turcs, le duel d’artillerie tourne pratiquement à la catastrophe. Les deux navires de Guéprate sont littéralement quadrillés par les bouches à feu ottomanes. Touché par un obus lourd au niveau de sa soute à munitions, le « Suffren » est prêt à exploser. Voici ce qu’écrira plus tard Emile Guéprate : « En quelques minutes, le navire amiral fut frappé par un grand nombre d’obus lourds, l’une d’entre-elles casant une destruction majeure : une casemate et une tourelle furent détruites et leurs servant tués et incinérés. Il y eut des flammes dues aux gaz brûlants dans les soutes et dans la chambre des machines, avec des feux entre les ponts et la destruction de la station de contrôle. La soute à charbon fut inondée afin de sauver le navire de la menace d’explosion. La scène fut tragique et macabre : l’image était celle de la désolation, les flammes n’épargnaient rien. Quatre de nos jeunes hommes, si enthousiastes et confiant, gisaient morts sur le pont supérieur, leurs squelettes noircis par le feu, éparpillés dans toutes les directions, sans aucune trace de leurs vêtements, le feu avait tout dévoré. […] Dans de telles circonstances, il ne faisait aucun doute que notre navire allait exploser de toutes parts. Un jeune officier canonnier, François Lanuzel, agissant de sa propre initiative, ne put sauver le vaisseau en inondant les soutes. » L’action de Lanuzel ne permit pas de sauver le navire mais l’héroïque officier a néanmoins contribué à sauver une grande partie de l’équipage.

– Le « Bouvet »  connaît un sort funeste. Touché au but par des tirs provenant du côté asiatique des détroits, il s’enflamme et coule par le flanc. 638 hommes officiers et hommes d’équipages dont le Commandant, le Capitaine Rageot de la Touche disparaissent. Une soixantaine seulement peuvent être secourus par des canots envoyés par l’équipage du HMS « Prince George ».

Le Contre-Amiral Emile Guépratte

Le Contre-Amiral Emile Guépratte

– Chez les britanniques, les choses vont de mal en pis. Si les artilleurs – en grande partie des hommes de l’Army envoyés manœuvrer des pièces de marine embarquées – tentent de matraquer les forts de Gallipoli, les Turcs répondent efficacement en tirant lorsque chaque cible est à bonne portée. Les HMS « Lord Nelson » et « Inflexible » sont touchés et le second sévèrement endommagé. Mais les autres pertes navales importantes sont causés par les mines mouillées par les Turcs. A 16h11, le HMS « Inflexible » heurte une mine et doit faire machine arrière. Trois minutes plus tard, c’est au tour de l’« Irresistible » d’être victime d’une mine sous-marine. Heureusement, l’équipage est sauf grâce à l’intervention du HMS « Wear ».

– A 17h50, John de Robeck ordonne une retraite générale. Mais en voulant remorquer « Inflexible », le HMS « Ocean » saute lui aussi et doit être abandonné durant la soirée. Le 19 mars, l’ensemble de la flotte alliée a évacué l’entrée des détroits. L’Opération montée par de Robeck s’est donc achevé sur un fiasco mais va inciter le War Council et Churchill a prendre l’une des décisions qui va mener à l’un de plus grands bains de sang de l’histoire militaire du Commonwealth.

Le « Bouvet » touché

Le « Bouvet » touché

[Suite]

(1) in SCHIAVON Col. Max : « Le Front d’Orient », Tallandier, 2014

Source principale :
– HART Peter : « Gallipoli », Profile Books