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Chroniques des Dardanelles (1915-2015) – 5

par adminfhesp
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– RASSEMBLEMENT DES FORCES TERRESTRES

1 – Les Britanniques

– Le 22 mars, lors d’une réunion à bord du « Queen Elizabeth », John de Robeck prend la décision de lancer une opération combinée avec l’aide de l’Armée de terre. Son chef d’état-major, l’énergique Commodore Roger Keyes estime cependant que les détroits peuvent encore être forcés par un effort naval. Mais Keyes se retrouve bientôt isolé car d’autres officiers plus expérimentés et plus pragmatiques estiment que sans appui terrestre, les navires sont désavantagés. A cela s’ajoute la crainte des lignes de mines flottantes dont l’efficacité vient d’être prouvée. Au War Office cependant, on estime qu’un déploiement de forces terrestres en Méditerranée orientale est envisageable pour le mois d’avril. Chruchill se montre d’abord enthousiaste à poursuivre les opérations navales mais finit par se ranger à l’avis de Robeck en suivant le Groupe d’Etat-major de l’Amirauté. Du coup, la Royal Navy devra forcer les détroits SEULEMENT lorsque les forces terrestres débarquées se seront emparées du plateau de Kilid Bahr, situé en amont de la rive européenne du détroit. Mais comme le rapporte Peter Hart, personne au War Office n’envisage l’échec d’une telle opération.

De gauche à droite : Roger Keyes (chef d'état-major de la Mediterrean Fleet), Sir John de Robeck et Sir Ian Hamilton Source : http://www.1914-1918.net

De gauche à droite : Roger Keyes (chef d’état-major de la Mediterrean Fleet), Sir John de Robeck et Sir Ian Hamilton
Source :
http://www.1914-1918.net

– Le débarquement dans la Péninsule de Gallipoli est confiée le 27 mars au General Ian Hamilton, alors commandant du Mediterranean Expeditionary Force (MEF). Âgé de soixante-deux ans, Ian Hamilton a connu une carrière honorable mais classique de tout officier de l’Empire victorien. Il a combattu durant la Seconde Guerre d’Afghanistan (1878-1880), durant la Première Guerre des Boers en Afrique du Sud (1880-1881), lors de l’Expédition de Gordon sur le Nil (1884-1885), en Birmanie, en Inde (expéditions de Chitral et Tirah) et se distinguant lors de la Guerre des Boers de 1898-1899. Ensuite, Hamilton occupa des postes d’état-major et d’observateur à l’étranger. Il servit ainsi au Quartermaster General (1903-1904) et partit

observer la Guerre Russo-Japonaise en 1904. Revenu en Grande-Bretagne au poste d’Adjudant General de 1909 à 1910, il se vit ensuite octroyé le commandement des Forces britanniques en Méditerranée et nommé au poste d’Inspecteur Général des forces outremer. Apprécié pour ses publications de qualité, Hamilton avait néanmoins un esprit de poète qui le rendait dilettante (P. Hart). Néanmoins, au vu de son expérience, le War Office lui accorda toute confiance.

– Pour seconder Hamilton, le Major.General William Birdwood fut nommé chef d’état-major du MEF. Cette nomination ne dut rien au hasard puisque Birdwood était tout simplement le protégé de Lord Horatio Kitchener depuis la Guerre des Boers, durant laquelle il servit comme adjoint dans l’état-major du second. Tout juste âgé de cinquante ans, cavalier de formation, William Birdwood avait effectué toute la majeure partie de sa carrière à la frontière nord-ouest de l’Inde. Avant d’être nommé chef d’état-major du MEF, Birdwood commandait la toute nouvelle formation des Dominions ; l’ANZAC (Australian and New-Zealand Army Corps), alors stationné en Egypte et composé de soldats professionnels comme volontaires de l’Australian Imperial Force (AIF) et de la New-Zealand Expeditionnary Force (NZEF).

– En Egypte, les Britanniques disposent déjà de la 42nd Division East Lancashire, formation de la Territorial Army (réserve) débarquée de Grande-Bretagne dès septembre 1914 et commandé par le Major.General William Douglas. Encasernée dans des baraquements au Caire et à Alexandrie, la 42nd East Lancashire s’entraîne intensément durant cinq mois. Sauf que la formation dispensée par les instructeurs ne correspond guère aux futures nécessités du débarquement aux Dardannelles. Si l’on en croit le récit du soldat (Private) Charlest Watkins du 1/6th Bn. Lancashire Fusiliers, les fantassins s’entraînent surtout « à marcher dans le désert, à s’entraîner au tir de couverture et à charger à la baïonnette sur des ennemis imaginaires » (1). A côté de la 42nd Division, la 29th Indian Brigade (Brigadier H.V. Cox) formée de Sikhs, de Penjabis et de Gurkhas se tient aussi en réserve du Mediterranean Expeditionnary Force.

– Une autre division arrive de Grande-Bretagne. Il s’agit de la 29th Infantry Division, unité de la Regular Army (active) commandée par le Major.General Aylmer Hunter-Weston. Formée à partir de Battalions de Middlands sans expérience des combats mais bien entraînés. En revanche, en raison de sa formation toute récente (janvier 1915), son état-major manque sensiblement de formation pour commander et coordonner les actions de ses trois Brigades et de son artillerie. Après avoir reçu la visite du Roi George V à Dunchurch le 13 mars, la 29th Division embarque le 16 mars pour Alexandrie. A son arrivée, elle subit un entraînement intensif au débarquement-rembarquement avant d’embarquer pour le port de Mudros (Lemnos) le 7 avril.

– Enfin, la dernière division qui sera engagée pour l’attaque dans les Dardanelles n’est autre que la 63rd Royal Naval Division du Major.General Archibald Paris, dont il a déjà été question. Ayant déjà engagé partiellement deux Battalions dans des raids infructueux sur la côte sud de Gallipoli, cette division est déjà présente à Lemnos où elle s’entraîne au débarquement. Mais cette fois-ci, ses Royal Marines seront engagés dans une attaque générale et non dans des raids localisés.

William Birdwood Source : http://www.awm.gov.au

William Birdwood
Source : http://www.awm.gov.au


2 – Les Dominions du bout du monde répondent

– En raison des difficultés par la mobilisation et le recrutement dans ces deux parties de l’Empire, Australiens et Néo-Zélandais avaient déjà pu mettre sur pied une division d’infanterie sur modèle britannique, la 1st New-Zealand and Australia Division (ANZD), ainsi qu’une brigade de cavalerie (1st Light Horse Brigade) composée en très grande majorité de soldats montés d’Australie. En raison de l’absence de conscription et d’un plus faible peuplement comparé à celui du Royaume-Uni, l’Australie n’avait pas (encore) les moyens de former deux divisions. Quant à la Nouvelle-Zélande, former une seule division n’était pas chose possible pour le début du conflit. Rappelons qu’une division britanniques de type 1914 est formée de trois Brigades (équivalentes à un Régiment français) à quatre Battalions de 850 hommes chacun.
Cependant, il est intéressant de noter que 27% des soldats de l’AIF étaient nés en Grande-Bretagne avant d’émigrer en Australie. Et les motivations d’intégrer la NZ&AD étaient diverses, allant de la loyauté « au Roi et à Dieu », au goût de l’aventure fortement prononcé chez certains, en passant par la solde.
Le commandement de la 1st NZ&AD fut confié au Major.General John Bridges (né en 1851 en Grande-Bretagne), officier de carrière ayant servi au Canada et en Australie, notamment en tant que premier commandant du Royal Military College of Australia de Duntroon de 1911 à 1914.

– Mais très vite, les généraux britanniques vont se retrouver confrontés à un problème dans leurs propres troupes. En effet, les Australiens et Néo-Zélandais, très jaloux de leur esprit d’indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne, font très vite preuve d’indiscipline, qui devient la source d’incidents – parfois graves – au Caire. Ainsi, le 2 avril 1915, éclate la « Bataille du Wazzir » (dans le quartier cairote de Haret al-Wazzir) mettant aux prises 2 500 hommes de l’ANZAC – dont des Maoris selon un article de l’Auckland Star –  aux Égyptiens comme à la Military Police. Le commandement du Caire prend alors la décision d’expédier la plupart des soldats des dominions sur l’Île de Lemnos. Pour parer à plus d’incidents, l’embarquement a lieu le 4 avril. Les 6-7, Australiens et Néo-Zélandais débarquent à Lemnos et commencent à s’entraîner à débarquer avec des barques et des chaloupes. Mais trop sûrs d’eux, les officiers britanniques négligent gravement l’éventualité d’une forte résistance turque.

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3 – Français : la Genèse de l’Armée d’Orient 

– De leur côté, les Français décident eux-aussi d’envoyer des forces terrestres. En revanche, le Gouvernement Viviani et l’Etat-Major, déjà très préoccupés par le front en Métropole et aux futures offensives prévues (Artois et Champagne), décident d’envoyer un Corps d’armée aux effectifs réduits, afin de conserver une présence nationale à l’est de la Méditerranée. L’unité levée correspondant à une division d’infanterie avec des unités de soutien. Ainsi, le Corps Expéditionnaire d’Orient (CEO) est créé le 22 février à partir d’unités de dépôts et d’active, de Métropole et d’Afrique du Nord. S’il compte d’abord un peu plus de 20 000 hommes, ses effectifs gonfleront à 42 000 en mai, avant d’atteindre 80 000 par la suite. Son commandement est confié au Général Albert d’Amade. S’il n’a pas brillé le plus en août-septembre 1914, se faisant remarquer en se retirant de Dunkerque suite à une confusion d’ordre, Albert d’Amade a cependant été choisi du fait qu’il a déjà coopérer avec les Britanniques.
Le Corps expéditionnaire français se compose alors de la 1re Division d’Infanterie du CEO confiée au Général de Division Maurice Bailloud, déjà âgé de soixante-sept ans mais qui a fait toute sa carrière dans la Coloniale et s’est distingué à Madagascar et lors de l’Expédition de Chine contre les Boxers. Bien qu’ayant déjà dépassé la limite d’âge au commandement, Bailloud affiche, selon les témoins, une très bonne santé et une agilité étonnante. Il a pour chef d’état-major le Colonel Marty.
La 1re DCEO est formée de deux Brigades. La 1re (Général Vandenberg) est composée du 1er Régiment de Marche d’Afrique (RMA) du Lieutenant-Colonel Desruelles (levé le 1er février avec des éléments de dépôts des Zouaves et de la Légion Etrangère à Sidi Bel-Abbès, Constantine, Philippeville et Oran) et du 175e Régiment d’Infanterie du Lieutenant-Colonel Forey levé en Métropole. Il compte d’ailleurs dans ses rangs, le futur Ministre de Vichy mais aussi grand spécialiste d’Histoire romaine, Jérôme Carcopino, alors Sous-Lieutenant.
La 2nde Brigade (Colonel Rueff) se compose des 4e et 6e Régiments Mixtes d’Infanterie Coloniale (RMIC), formés chacun par un amalgame de Tirailleurs Sénégalais d’Algérie et du Maroc, ainsi que de Zouaves. A la grande différence des unités du Commonwealth, la plupart des régiments et bataillons français sont composés de soldats d’active.
L’Artillerie française compte un Régiment commandé par le Colonel Aldebert avec 1 groupe de canons de 65 mm, 2 groupes de 75 (qui rendront de grands services), 1 batterie de 120 mm et 1 batterie de 155. Enfin, le Génie est formée par 5 compagnies ponctionnées aux 5e, 15e et 22e RG.

Général Albert d'Amade

Général Albert d’Amade

Maurice Bailloud (à gauche), avec le Général Edmund Allenby en Palestine (1917)

Maurice Bailloud (à gauche), avec le Général Edmund Allenby en Palestine (1917)

 

4 – Les Forces Turques

– Comme l’explique très bien Peter Hart, l’Amirauté britannique et le War Office ont dès le départ, gravement sous-estimé les préparatifs turcs. En effet, le Général allemand Otto Liman von Sanders a reçu le commandement de la nouvelle Ve Armée turque qui se trouve être en charge de la surveillance et de la défense des détroits. Von Sanders a sous ses ordres le IIIe Corps (7e, 9e et 19e Divisions, ainsi que le Secteur fortifié de Çanak) et le XVe Corps (3e et 11e Divisions). Sa réserve est formée de la 5e Division et d’une Brigade de Cavalerie. Âgé de soixante-ans, Liman von Sanders ne devait pas prendre le commandement d’un Corps d’Armée et aurait dû prendre le commandement de la Mission militaire allemande à Constantinople. La 19Division est placée sous le commandement d’un colonel nationaliste de trente-quatre, membre des Jeunes Turcs qui fera parler de lui après la Grande-Guerre : le Colonel Mustapha Kemal. Mais outre, von Sanders lui-même, les forces ottomanes compte un certain nombre d’officiers allemands, souvent des observateurs ou des instructeurs arrivés à Constantinople avant la déclaration de guerre. C’est le cas de l’Oberst (Colonel) Hans Kannengieser. Ayant refusé de servir comme officier de Liaison, il reçut le commandement de la 9e Division d’Infanterie.

– Après plusieurs débats avec son état-major, Otto Liman von Sanders décide de défendre activement les hauteurs des péninsules de Gallipoli et de Çanakkale. Les Turcs rassemblent alors environ 62 000 hommes des deux côtés des Dardannelles. Toutefois, von Sanders pense que les troupes du Commonwealth et les Français débarqueront du côté asiatique, dans la Baie de Besika, afin de disposer d’une base plus favorable à de potentiels assauts contre les batteries turques. En revanche, pour avoir déjà servi comme officier durant les guerres balkaniques, Mustapha Kemal penche pour un assaut par la Mer Égée et le Golfe de Sarros, face à la côte bulgare, donc sur la péninsule de Gallipoli. Kemal estime que trois secteurs sont favorables aux débarquements : la Baie de Sulva, Gaba Tepe et Kum Tepe sur la côte nord-ouest de la péninsule ; les plages du Cap Helles (soit la pointe) et la plage de Sud el-Bahr, juste à l’est du Cap Helles sur la rive sud.
Liman von Sanders décide alors de scinder sa Ve Armée sur les deux rives du détroit. Ainsi, il établit son QG dans la ville de Gallipoli (tout au nord-est de la péninsule), à proximité de celui du IIIe Corps d’Esat Pacha. Préférant maintenir la 7e Division en réserve au nord entre Yeni Keui et Bulair et la 5e à Shar Keui, von Sanders a ordonné à la 19e de Kemal de tenir la Côte de l’Égée, de Sulva à Sud el-Bahr. Un bataillon de la Gendarmerie turque surveille la Baie de Sulva ; 1 bataillon du 27e Régiment  garde Anzac Cove (nom donné pendant la bataille) et Gaba Tape ; 1 bataillon du 26e surveille Kum Tepe (entre Gaba Tepe et Krithia) et enfin, les 2 autres bataillons du 26e sont chargés de défendre le Cap Helles et Sud el-Bahr. Kemal établit son PC à Boghali, maintenant tout le 25e Régiment  à Maidos et Serafim. De son côté, la 9e Division de Kannengieser se tient en réserve dans le sud de la péninsule, prête à soutenir celle de Kemal.
Enfin, de l’autre côté du détroit, le XVe Corps reçoit la mission de défendre Çanakkale, même si les combats y vont être plus limités.

Otto Liman von Sanders

Otto Liman von Sanders

– L’officier austère et rigoureux qu’est Mustapha Kemal ne perd pas de temps à préparer la défense de son dispositif côtier. Avec le Génie, il complète l’aménagement de tranchées, avec galeries, redoutes et lignes de retrait. Grâce à l’apport allemand, les soldats turcs bénéficient d’un nombre appréciable de mitrailleuses Maxim de 7,92 mm. Les soldats de la 19e Division ne trouve pas le temps de s’ennuyer dans leurs nouvelles positions. Marches de nuit et de jour, manœuvres et exercices de tir sont leur entraînement quotidien.

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